Rémy Oudghiri, sociologue

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  • Date de Publication: 26/10/2015
  • Catégories: Les tribunes
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Description

Rémy Oudghiri est sociologue et membre du comité de pilotage de l'Observatoire de l'Ubérisation. Directeur Général Adjoint de Sociovision après un passage chez IPSOS, diplômé d'HEC et de Sciences-Po Paris, titulaire d'un DEA de sociologie, il a tout d'abord effectué plusieurs années de recherche en sciences sociales à Paris et à l'université de Stanford aux États- Unis. Chargé de cours à HEC et à Neoma Business School (Reims), il est l'auteur de plusieurs ouvrages et de nombreux articles parus notamment dans la presse professionnelle. Il donne régulièrement des conférences en France et à l'étranger sur l'évolution de la société et les mutations des modes de consommation. Il a publié cet article dans le numéro d'octobre 2015 de la revue Perspectives Entrepreneurs (n° 754). Il revient sur l'ubérisation de l'économie française et la réaction des Français.

« Ubérisation » : depuis que Maurice Levy l’a utilisé au cours d’un entretien à la presse en décembre 2014, ce mot s’est répandu comme une traînée de poudre. Devenu entretemps un concept, chacun y fait désormais référence, mais il n’est pas sûr que tous entendent la même chose. Si l’on veut y voir plus clair, il faut donc commencer par définir ce qu’il recouvre. L'analyse qui suit repose sur les données collectées par l'Observatoire des Français de Sociovision. Chaque année depuis 1975, l'Observatoire interroge un échantillon représentatif de 2000 Français âgés de 15 à 75 ans sur de très nombreux sujets : valeurs, travail, modes de vie et de consommation, etc.

Au-delà d’Uber, une nouvelle révolution

D’une manière générale, l’  « ubérisation » désigne des mutations profondes qui sont aujourd’hui à l’œuvre dans la société française. Ces mutations traduisent trois dynamiques principales. Chacune d’entre elles contribue à remettre en cause les cadres traditionnels de l’économie et de la gestion des entreprises.

Vers une généralisation du numérique. La digitalisation croissante des usages fait bouger les lignes traditionnelles. Les administrations et les entreprises se transforment en intégrant le numérique aussi bien dans leurs offres que dans leur mode de fonctionnement interne. Ceci crée des transferts de compétence et oblige à repenser de fond en comble les organisations.
Vers de nouveaux acteurs de la consommation. C’est le fait le plus marquant des dix dernières années : les consommateurs ont aujourd’hui la possibilité de contourner les acteurs traditionnels avec une facilité de plus en plus déconcertante. Il leur suffit de prendre contact les uns avec les autres sur des plateformes dites « collaboratives » pour vendre, acheter, louer, échanger, créer, financer, etc. Des sociétés comme Airbnb, KissKissBankBank ou Blablacar ont fait de ces pratiques le moteur de leur succès.
Vers de nouvelles valeurs. Un énorme besoin de « respirer » se fait sentir dans la société française. 62% des Français interrogés par l’Observatoire de Sociovision disent ainsi aspirer à « une société très différente, avec plus d'ouverture, de libertés, de possibilités d'entreprendre ». Un nouvel état d’esprit se propage dans des milieux sociaux très différents qui plébiscitent les valeurs de débrouille, d’assouplissement des contraintes et le besoin d’accomplissement individuel.  

Triomphe du consommateur, défaite du salarié

En 2015, la population a pris conscience des effets négatifs de ces évolutions sur le marché du travail. Le conflit entre les chauffeurs de taxi et l’Américain Uber a révélé que des pans entiers de l’économie étaient vulnérables. Le succès des nouvelles pratiques ont en effet atteint une telle ampleur chez les consommateurs qu’elles menacent directement les acteurs traditionnels. La mobilisation des chauffeurs de taxi contre l’application Uber Pop a mis le doigt sur ce qui jusque-là était resté dans les coulisses : certes, de nouveaux emplois se créent grâce aux nouvelles plateformes, mais d’autres emplois sont susceptibles de disparaître simultanément. Et il est à craindre, comme le souligna Robert Reich dans une tribune fracassante parue aux Etats-Unis en février 2015, que les nouveaux emplois créés soient précaires et mal payés. De nombreux secteurs sentent déjà les premières secousses de l’ubérisation : les hôtels, les transports ou la banque.

Si elle traduit bien le triomphe du consommateur, l’ubérisation semble ainsi annoncer la défaite à venir du salarié. Car si ces tendances continuent à se développer, de nombreux salariés risquent d’y perdre des plumes.

La population française est partagée

Que pensent aujourd’hui les Français de ces évolutions ? En tant que consommateurs, les Français sont positifs car ils voient tous les avantages qu’ils en retirent : économie, souplesse, bonnes affaires. Même l’argument écologique, s’il n’est pas une motivation centrale, les conforte dans leur engouement. Les achats d’occasion ne se sont jamais aussi bien portés qu’aujourd’hui. Et depuis le retournement de conjoncture de 2008, les Français sont devenus extrêmement friands des formules qui leur permettent de faire des économies. Parmi ces solutions, les pratiques collaboratives suscitent un intérêt croissant. Et elles ne sont pas prêtes de retomber si l’on en croit tous ceux qui, ne les ayant pas encore utilisées, expriment le souhait de le faire prochainement. Le nombre de ces derniers augmente chaque année…

En tant que salariés, les Français sont fragilisés. Depuis l’arrivée d’Internet, les actifs ont bien compris l’intérêt que les nouvelles technologies introduisent dans leur travail quotidien : rapidité, efficacité, meilleure organisation collective... C’est pourquoi une majorité aujourd’hui les plébiscite. Mais environ un tiers pensent que cela va trop vite et craignent d’être « dépassés ». De plus en plus redoutent d’être mis sur la touche dans les années à venir. Si le CDI pour l’instant les protège, ils anticipent un monde où ce statut sera de moins en moins proposé. L’histoire est peut-être en train de leur donner raison. Depuis plusieurs années, les contrats précaires se développent.

La France reste partagée sur ces questions. Quand on les interroge directement, 53% des Français âgés de 15 à 75 ans jugent que ces nouvelles pratiques sont positives car elles « permettent à des personnes d’avoir des ressources complémentaires », mais 47% pensent qu’elles créent une concurrence et mettent en danger des emplois traditionnels. » (source : Sociovision) Une ligne de partage qui divise la France en deux. Par ailleurs, les Français pensent qu’à plus ou moins brève échéance, des professionnels vont récupérer massivement ces pratiques, ce qui leur fera perdre l’essentiel de leur intérêt pour le consommateur.

Quid du futur ?

Pour les Français interrogés par Sociovision, il apparaît évident que le monde de demain va accentuer ces évolutions. Beaucoup pensent qu’il faudra se former en permanence pour rester dans le coup. Ils pensent également qu’il y aura de plus en plus de gens qui se mettront à leur compte ou créeront leur propre entreprise. Enfin, être et agir sur un réseau social professionnel deviendra un must pour s’organiser, trouver un emploi, faire carrière ou, simplement, trouver des solutions à des problèmes de la vie concrète.

Une opportunité pour les petites structures

« Small is beautiful » : ce slogan du début des années 1970 n’a jamais été autant d’actualité. L’avantage d’une petite structure, dans un environnement de plus en plus incertain, c’est sa capacité à réagir rapidement. Se réorienter lui coûte a priori moins qu’une grande organisation. Souplesse et anticipation seront de plus en plus des armes pour affronter la conjoncture. Dans le monde de l’ubérisation, ceux qui les porteront seront plus à même de se développer.

Un enjeu d’accompagnement

Les responsables politiques sont face à un défi majeur et qu’on pourrait résumer de la façon suivante : comment faire en sorte que la transition économique et sociale soit la moins douloureuse possible pour les salariés et pour les organisations, et qu’elle demeure la plus bénéfique possible aux consommateurs ? Équation impossible ? Cela oblige à revoir les statuts actuels et agir dans les deux mondes : assouplir les règles du monde économique traditionnel pour lui permettre de rester viable ; encadrer le monde économique qui émerge pour ne pas fausser les règles du jeu.


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