Par Mehdi Benchoufi (président du Club Jade) et Nathalie Chiche (membre de l’Observatoire de l’ubérisation)
La « Blockchain » est la promesse technologique du moment, attendue et annoncée comme une réorganisation complète du paysage de l’Internet.
Rappelons qu’il s’agit d’un protocole assurant l’échange d’informations entre pairs, sans intermédiaire, l’ensemble du réseau étant garant de l’intégrité des échanges par le biais d’un système de validation cryptographique complexe ; tous les utilisateurs détiennent en effet une copie infalsifiable des échanges, une sorte de grand livre des transactions appelé « ledger ».
Cette technologie est révolutionnaire car elle instaure d’emblée la confiance dans le réseau, sans dépendre d’une autorité centrale.
Dans ce contexte, la Blockchain donne naissance à de nouvelles formes d’organisation d’associations, d’entreprises, totalement décentralisées, qui prendraient la forme dite DAO, (« Decentralized Autonomous Organization »).
La Blockchain offre désormais une alternative entre une gestion étatisée des noms de domaines DNS [« Domaine Name System », l’annuaire d’Internet qui convertit les adresses des sites en une série de chiffres, l’adresse IP], encore sous la férule des Etats-Unis, et une gestion prétendument étendue à la société civile.
Enjeu géopolitique majeur
En à peine plus de vingt ans, Internet est en effet devenu un enjeu géopolitique majeur. Depuis toujours, les Etats-Unis, convaincus d’avoir une responsabilité historique dans le fonctionnement et le développement d’Internet, ont orienté sa gouvernance selon leurs intérêts. Ils ont placé une association de droit privé californien, l’Icann, au centre du dispositif d’adressage et de nommage : allocation des adresses IP et gestion des noms de domaines ressources assurée par le DNS.
Le passage au WorldWideWeb a renforcé durablement la position de grands acteurs privés, principalement américains, qui consolident leur place en récoltant et croisant les données personnelles dont ils disposent, sans que les internautes-consommateurs en aient nécessairement conscience. Les Etats-Unis reprennent là ce qu’ils ont concédé ici : l’Internet Corporation for Assigned Names and Numbers (Icann) [la société pour l’attribution des noms de domaine et des numéros sur Internet] dépend d’ailleurs encore directement du département du commerce américain.
La Déclaration de Tunis, lors du Sommet mondial sur la société de l’information (SMSI) en 2005, n’avait fait qu’acter un état de fait, en affirmant qu’acteurs privés, entreprises et sociétés civiles sont, autant que les Etats et les organisations internationales, légitimes à réguler l’Internet. Même si le Web est un bien commun, des divergences entre les protagonistes sur les contours et le rôle de la société civile persistaient.
Dix ans après, Internet reste le carrefour d’enjeux critiques économiques et géopolitiques, l’enceinte où se lient et s’opposent des rapports de force de dimension globale, un laboratoire de conception de règles de gouvernances d’échelle mondiale.
Renfort de la société civile
Mais avec les révélations d’Edward Snowden en 2013 relatives aux écoutes de masse réalisées, la confiance des utilisateurs-citoyens a été définitivement altérée et a porté un coup fatal à la suprématie des Etats-Unis sur l’Internet. La technologie Blockchain vient assurément en renfort de la société civile, là où les gouvernements n’ont pas concrètement eu les moyens d’assurer le respect de leurs normes dans le cyberespace.
Précisons que la Blockchain ne concerne pas uniquement les transferts de monnaies sans intermédiaires tel le bitcoin, elle est parfaitement générique et assure tous types de services : des actes notariaux sans notaire, une mise en relation entre taxis et usagers sans Uber ou opérateur centraux, un registre de cadastre infalsifiable, conçu par exemple au Honduras, pour éviter les fraudes.
La gestion des DNS par l’Icann est structurellement liée à la gestion d’une ressource rare, le nom de domaine, et à la nécessité d’en certifier l’authenticité et l’unicité. Or, la Blockchain propose une nouvelle gestion décentralisée et sûre d’un tel dispositif avec l’apparition il y a quelques années, des extensions «. bit », des « top-level domain », tiers au DNS, système aujourd’hui dominant. Les web-services «. bit » sont servis via une infrastructure bâtie sur une Blockchain appelée « Namecoin ».
Cette technologie permet une gestion robuste, sûre et parfaitement décentralisée des URL et concrétise la possibilité de soustraire la gouvernance de l’Internet à une autorité centrale.
Sécurité et fiabilité
Même s’il existait déjà des systèmes de gestion des URL alternatifs au DNS tels que Yeti, OpenNIC ou OpenRoot, la Blockchain offre la possibilité historique de faire fi de tous les tiers tout en garantissant un haut niveau de sécurité et de fiabilité.
La technologie Blockchain redistribue la gouvernance de l’Internet et ouvre une troisième voie au diktat de la politique américaine, en dotant les sociétés civiles de nouveaux modèles de gouvernance, plus horizontaux, ouverts, transparents, inclusifs. Elle fait figure de laboratoire de gouvernance d’enjeux globaux à l’échelle mondiale.
Il ne nous faut pas manquer ce tournant, comme naguère nous avions dédaigné les enjeux de gouvernance de l’Internet, les abandonnant ainsi aux Etats-Unis.
Avec une communauté de plus de deux milliards d’individus qui contribuent à façonner l’Internet en dessinant de nouvelles formes d’organisation telles que la Blockchain, la société civile s’érige en partenaire responsable de la gouvernance de l’Internet. Ce rôle ne peut plus être éludé, sauf à accentuer les frustrations.
Nathalie Chiche est rapporteure de l’étude du Conseil économique social et environnemental « Internet : pour une gouvernance ouverte et équitable ».
Mehdi Benchoufi (Président du Club Jade) et Nathalie Chiche (Membre de l’Observatoire de l’ubérisation)